Ce qu'en disait le père [O-S]

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Tao
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Ce qu'en disait le père [O-S]

Post by Tao » Mon 25 Jan 2021, 16:50

Tentative d'aborder le passé de notre harmonica local (une private joke, cherchez pas) de manière plus originale, à savoir sa vie d'avant sans vraiment parler de lui. Oui, ce résumé est confus, mais contentez-vous de lire ce seras déja très bien.


L'homme lève les yeux. La neige d'Auffrac-Les-Congères vient encrouter sa fenetre d'un cadre scintillant. A travers ce cadre, l'étendue blanche du jardin, si pure, si légère, si étincelante. Et au milieu, une couleur, une goutte de sang dans le monochrome.

Elle volète, elle court comme un oiseau affolé, si vite et si délicatement qu'on la croirait prête à s'envoler. Ses boucles brunes lui fouettent les omoplates, la neige coule de sa doudoune rouge comme une fontaine de glace. Elle halète, ses joues se couvrent de plaques écarlates, mais elle ne s'arrête pas. Ses pointes claquent dans l'air glacé comme des ciseaux, ses mains décrivent d'élégants arcs de cercle dans le ciel comme pour déchirer les nuages.

Et puis, elle se tourne vers son père. Ses belles prunelles en amande croisent les siennes à travers la vitre ; elle agite une mitaine torsadée et reprend sa danse. L'homme la suit du regard. Sa course l'hypnotise, comme une fleur d'encre dans de l'eau gelée. Son sac abandonné à quelques mètres laisse trainer une paire de ballerines, un justaucorps déjà couvert de givre, comme un pétale de fleur séchés. Au loin, les premières branches de la forêt étendent leurs doigts crochus, une ligne noire sur l'horizon uniforme. L'homme baisse la tête.

Lui ne dansait pas. Lui ne courait même pas.

Lui errait à travers la maison comme un fantôme. Ses pieds nus trainaient toujours sur le parquet ciré, ses mains restaient tressées l'une dans l'autre. Il se glissait silencieusement dans le dos de son père, laissant la morsure de son regard trop pâle lui enflammer la nuque tandis qu'il le regardait travailler. Un supplice.
Lui n'avait pas couru. Lui était juste resté immobile, une statue, un cadavre, planté là dans la foret comme une mauvaise herbe. Il n'avait pas bougé ; mais il avait suivi son père. Il l'avait suivi dans ses rêves, pourchassé à travers la forêt des songes. Il l'avait hanté, tous les soirs, toutes les nuits, il était venu frapper à sa porte. Le jour de la première rentrée de Rosa, il était là. Le jour de son premier combat, il était là. Il était là le jour de la mort de sa mère, il était là le jour du chômage de son père.


Rosa chante. Sa voix s'enroule au creux de l'air tiède de fin d'après-midi ; ses trilles poussent jusque à percer le ciel, délicates, de petites piques aigues comme la berceuse d'un rossignol. Si le battement de ses jambes a cessé, elle n'en garde pas moins une allure de passereau, poitrine en avant et mains reculée, l'éclat vif de son manteau saignant la neige à blanc.

La jeune fille est auréolée de givre à travers la vitre. Une tiare adamantine vient couronner ses mèches claires, quelques perles luisantes viennent parer son manteau. Rosa est une princesse, une déesse, une muse. Et sa voix s'envole comme un miracle, vient traverser le carreau et bercer son père. Elle se perd entre les troncs bruns de la forêt, vient remuer les ombres et faire frémir les fantômes. Rosa s'exprime, elle déclame son amour et sa peine de la pointe de sa voix. Elle vit ses sentiments, les sublime, les transcende.

Lui n'en avait pas.

Lui se contentait de faire ce que son père lui demandait. Jamais plus ; jamais moins. A la lettre et puis c'est tout. Jamais il n'imaginait, jamais il ne comprenait. Il obéissait.

Jamais il ne renâclait ; jamais il ne contredisait. Toujours d'accord, jamais fâché, une façade plate dénuée de personnalité. Et, chaque fois qu'il voyait un autre enfant, le père regrettait. Il voyait les petits courir, rire, pleurer, faire acte de présence au monde de cent façons bruyantes, mais jamais, jamais le sien. Lui restait toujours assis, dans un coin de la cour, les yeux sagement posés sur le portique.

Quand le père passait devant l'école, il changeait de trottoir. S'il tournait la tête, s'il le voyait à travers la grille, il ne s'en remettrais pas. Et aujourd'hui encore, l'habitude perdure, le reflexe s'imprime, et il détourne les yeux de cet acte qu'il n'assumes pas et n'assumeras jamais.

Peut-être que derrière son regard mort se cachaient milles réflexions, milles élans d'amour, mais cela le père y songe trop tard. Peut-être qu'il ne faisait le mort que pour avoir le temps de penser, peut-être qu'après tout, il y avait plus que les mots, et que l'amour n'avait pas à se manifester pour exister. Mais cela, le père y songe trop tard.


Rosa rit. C'est une belle chose, le rire, et le sien encore plus. Une envolée de clochettes tintinnabulantes qui troue l'air frisquet du crépuscule, là où le ciel s'enflamme d'or et se pare de nuages noirs et effilés. Et lui, le père, ne se concentre pas. Peu importe le travail, peu importe la vie, ne reste que le rire miraculeux de sa fille, ce son mélodieux, ce son euphorisant.

Rosa rit avec ses amies. Deux autres fillettes, deux autres dresseuses comme en voit tant, deux filles dont il ne retiendras pas le nom. C'est merveilleux, songe-t-il, ce don qu'a Rosa pour se faire aimer. Mais qui détesterait une si belle jeune fille ? Il s'émerveille pour un rien, pour une norme qu'il n'a pas vécue. Son premier échec ne l'a pas habitué à ça.

Lui ne riait jamais.

Lui se contentait de scruter, de disséquer, d'analyser et d'enregistrer. Lui ne souriait pas, comme si ses lèvres étaient gelées en une ligne fine et droite. Lui était sérieux, trop sérieux pour un enfant de trois ans. Seulement trois ans, songe le père, seulement trois ans passés avec lui. Seulement trois ans de vie, trois sans si petits, trois ans qu'il contient quatorze fois dans sa vie. Trois ans ce n'est rien, à peine une ébauche d'être humain, à peine une conscience. A trois ans, on est qu'un brouillon, c'est normal.

C'est du moins ce qu'il se disait. Et puis, il voyait les autres enfants jouer, évoluer, tandis que le sien stagnait dans ce marécage gelé, embourbé dans ses pensées. Prisonnier de son esprit. Il rappelait à son père ces mouches qui se cognent aux parois de leurs bocaux. Et parfois, il faut les achever.


Rosa parles. Sa voix, presque celle d'une femme, ne cesse de fasciner son père. Il l'entend évoluer, changer au fil des âges, un changement qu'il n'a pas pu constater auprès de Lui. Il l'entend s'adapter, s'hérisser, se métamorphoser, plongeant dans le respect plat ou s'envolant en sommets embarrassés face à cette jeune Kantosite séduisante, il l'entend siffler, glisser, se faire tantôt sournoise, tantôt se parer de milles nuances scintillantes comme il n'aurait jamais pu l'imaginer. La voix de Rosa est un art, une chance, et le père pourrait l'écouter jour et nuit. Un assemblage de notes, de sons, qui se mouvoient au rythme des sentiments de la jeune fille, et tout cela grâce au seul mouvement d'organes. Chacun de ses mots est un mantra, chacune de ses phrases un cantique.

Lui ne parlait pas.

Il ressemblait pourtant tellement à Rosa, songe le père. Il ne peut s'empêcher de le revoir en elle. Ces épis, cette taille élancée, et surtout ces yeux, ces yeux en amandes, qu'il entrevoit par la vitre, ses yeux si doux et si sages. Il avait les mêmes yeux, mais eux n'avaient rien de sage. Eux étaient vides, durs, gelés, comme si une créature monstrueuse nageait sous leur banquise.

Lui ne parlait pas aux hommes.

Et le jour où son père l'avait compris, il s'en était voulu. Il s'en était voulu de ne pas avoir fait basculer dans les escaliers cette petite chose faible et dégénérée, de ne pas avoir profité de ces nuits d'hôpital pour faire tomber quelque casier, de n'avoir su saisir la chance qui se terrait au fond de la rivière avant qu'elle ne gèle.
Il s'en était voulu, d'avoir hésité, tapi dans l'ombre ce soir-là, derrière le panneau de bois fin, si fin. Il s'en était voulu de ne pas avoir eu suffisamment de courage, pas suffisamment de volonté. Il s'en était voulu de trouver la maison vide, les jours suivants, sans son petit spectre. Il s'en était voulu pour tout.


Rosa pleure. Elle vient de revoir la Kantosite. Son père ne dit mot. La nuit est tombée ; ses rémiges d'encre viennent balayer la neige d'albâtre. Rosa pleure, le bruit de ses sanglots descend en une dégringolade de carillons désaccordés, son beau visage est rougi de larmes, et des perles salées coulent le long de ses joues écarlates. Elle est seule, comme un pilier, une flamme, la jonction entre ce ciel noir et la neige, la neige si pure, la neige souillée il y a désormais seize ans par les pas du père. Il peut encore discerner les empreintes de son fils, si petites, si fragiles, balayées au moindre souffle, comme s'il frôlait le monde à travers un scaphandre transparent, il peut encore retrouver sa petite silhouette grelottante, marchant au pas avec la sienne.

Lui n'avait pas pleuré.

Il n'avait pas pleuré. Pourtant, sa peau bleuissait déjà sous le froid, ses mains tremblaient avec force. Il n'avait pas pleuré, pas protesté, pas couvert le trajet de milliers d'anecdotes, pas demandé la direction de son avenir comme l'aurait fait n'importe quel enfant. Il n'avait pas dit un mot, pas un seul mot de tout le trajet, il n'avait pas esquissé le moindre geste de retour en arrière.

Il n'avait pas cherché à rattraper le père quand celui-ci avait tourné les talons. Il était resté là, planté comme une épée dans la roche, une statue déjà envahie de mousse, ses yeux brillant comme deux pierres dépolies. Le père s'était retourné une dernière fois. Il avait croisé ses yeux, ses yeux vides de questions ou de peur, ses yeux inhumains. Il avait fui.

La mousse avait craqué sous ses semelles épaisses ; et quelque part, il avait espéré que l'enfant le rattrape. Pourtant, quand il avait tendu l'oreille à des pleurs, prêté attention à des pas perdus, seul le silence lui avait répondu. Un silence assourdissant, un silence plus lourd que n'importes quelles larmes.


Et aujourd'hui, seize ans plus tard, il sent le regard muet de son fils lui ronger la chair. Chaque nuit, il entend le bruit feutré de ses pas dans la maison. Chaque matin, il est réveillé par ce rire qu'il n'a jamais vécu. Que serait-il s'il avait grandi ?

Il porte son regard par la vitre. Rosa est rentrée ; la vue vers la forêt est dégagée. Et lui songe que, quelque part entre les branches, un petit corps repose. Il n'aimes pas cette vue. Il n'aimes pas y penser.

Pour se changer les idées, le père ouvre un journal. Il défroisse le papier glacé du bout de ses doigts tremblants, laissant son regard errer sur la page couverte de caractère tatoués à l'encre grise. Les nouvelles internationales sont les plus intéressantes. La vie Kalosite est vide, l'on dirait que toutes les choses extraordinaires se passent à l'étranger.

Sa femme venait d'Unys ; aussi a-t-il pris pour habitude de lire les quotidiens de l'autre coté de l'océan. Peut-être est-ce un moyen de maintenir le lien avec elle que de penser à son pays, il ne le sait pas. Depuis quelques semaines, un procès est en suspens. L'ex-avocat doit bien s'avouer curieux. Il aurai aimé traiter ce genre de terroristes, lui, au lieu des vols stupides et des amendes contestées. Il aurait bien aimé faire régner la paix. Au lieu de cela, son remords l'a coincé ici, entre quatre murs surchauffés et une dysthymie lancinante.

Rosa est rentrée ; elle est assise sur le canapé, un chocolat entre les mains, son écharpe couverte de neige abandonnée au radiateur. Elle s'est calmée, ne reniflant plus que timidement. Le père se lève, heureux de s'arracher à la vue obsédante de la forêt. Sa fille mérite tout l'amour du monde. Auss engagent-ils la conversation, d'un ton léger, chaleureux, un ton auxquels il n'aurait pas cru seize ans plus tôt. La soirée déroule son cours lentement, dans la douceur d'Auffrac-Les-Congères, mais le père ne peut s'empêcher de laisser son esprit dériver près des frontières Unysiennes tandis qu'il mets le four à chauffer. Il ne peut s'empêcher de penser que, quand même c'est dommage de laisser passer une si belle occasion de faire un exemple, et qu'on auras beau avoir toute la mansuétude du monde, la moindre mauvaise action se doit d'être payée au centuple.

Mais après tout, songe-il en reposant le journal, ça ne le regarde pas.
*finger guns*

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